amor eterno -- serafina.

— chapter I —
o c t o b e r  1959
Le petit corps se recroqueville sur lui-même, le dos courbé et secoué de soubresauts. Les sanglots du jeune enfant retentissent dans la chambre sombre, tandis qu'au dehors les longues lamentations de l'esprit de zéphyr bruissent contre les feuilles. Un poing se serre autour des draps, un hoquet échappe à l'enfant. Dans sa caboche, des milliers d'images défilent. Certaines retranscrivent des silhouettes sombres, aux faces dissimulées par un épais tourbillon. Chaque nuit, Serafina affronte ces terreurs nocturnes dont elle ne se souvient jamais. Pas une seule fois son esprit ne lui a manifesté ces étranges songes que la fillette subit ; au réveil, aucun souvenir ne subsiste. Les chimères ténébreuses qui envahissent ses nuits cauchemardesques ne dépassent pas le cadre onirique. Mais une fois le crépuscule tombé, elles sont maîtresses de son esprit. Morgan le Fay envahit ces illusions. Ce sont ses démons à elle que Serafina doit affronter. Les ténèbres fantastiques de cette réalité alternative. Mais à Keening Island, enveloppée dans ses linges, ce sont les fils de l'esprit de la fillette que l'on tire. Son corps qui se crispe, la tiraille, la fait souffrir. Cette nuit plus qu'une autre, Serafina souffre. Hurle. Crie. Se débat entre ses draps froissés. Un poids sur son épaule la surprend, le corps endormi sursaute sous la poigne douce de la matrone. Dolores murmure des sollicitations incompréhensibles. Une main caresse son front bordé de cheveux noirs, épais et bouclés. Geste de réconfort, pour apaiser les geignements de la poupée. Langues hispanique et anglaise se mélangent tandis que une vague de calme traverse les veines de la Morrigan. Sa respiration alors erratique revient doucement à un rythme plus lent. Ses sanglots ne sont plus que de petits bruits, presque comme ceux d'un nourrisson. Ses longues inspirations la guident à l'éveil, à la réalité. Seulement cette nuit, elle se rappelle. Pour la première et ultime fois, des fragments restent accrochés à sa mémoire, pour la hanter et la tourmenter. Lorsque Dolores croisent les yeux mi-clos de son enfant, ses iris sont lugubres, sombres, presque noirs. Leur couleur chocolat d'origine a quitté ceux-ci pour laisser place à une sinistre vision. Serafina détourne immédiatement son regard vers le renflement que sa génitrice possède depuis quelques mois. Une prière est faite. Celle de ne pas voir un enfant d'Adam emplir leur maison. Parce qu'un garçon lui volera sa place, celle qu'elle possède dans le cœur de ses parents. Celle qui l'attend au sein des Ouroboros. Parce qu'elle en est déjà convaincue si un garçon vient à naître, elle perdra tout. Et elle le maudira pour cela.  
Quelques jours plus tard, réveillée par les cris déchirants de sa mère, Serafina découvre un linge entre les bras de son père. Un Morrigan est né. Soledad est née.

— chapter II —
j u n e  1965
Les rires résonnent sur les épais murs de briques, parfois remplacés par des chuchotis excités qui ne sont pas plus discrets, un tas de livres empilés au centre de leur petit cercle. Ils n'ont pas plus de seize ans, pas moins de treize. Pourtant, l'éclat de leurs iris leur donne un air enfantin, et accompagnés des fossettes de certains, ils portent à confusion, beaucoup s'y méprisent à penser d'eux comme à des chérubins. Ces têtes brunes, blondes et rousses qui se mélangent, ont depuis bien longtemps perdus leur innocence dans ce monde hors du temps qu'est Keening Island. Leurs uniformes sont froissés sous leurs jambes croisées mais là n'est pas leur préoccupation. Tous ont les yeux rivés sur l'objet brun entre les mains tremblantes d'excitation de la jeune Morrigan. L'objet en question, un cigare, a été dérobé le matin même dans le bureau de son père, entre quelques papiers et autres liasses d'argent. Serafina ne l'a jamais vu en fumer, du plus loin dont elle se souvienne, les souvenirs flous de son enfance ne lui dévoilant pas l'image de Clyde Morrigan un cigare entre les lèvres. Mais loin de s'en soucier, la jeune fille est fière de sa découverte et en a profité pour épater ses quelques amis avec celle-ci. Lors de leur rendez-vous hebdomadaire du jeudi après-midi, dans la bibliothèque de l'institution qui leur enseigne à tous les fondements de l'anglais, de l'histoire ou encore du latin, ils se rassemblent autour des quelques livres qui ont attiré leur attention. Et aujourd'hui, la belle se plaît à penser qu'elle leur a trouvé une encore meilleure distraction que leurs sempiternels livres grecs, égyptiens ou encore celtiques. La flamme danse entre les doigts de son ami, qui l'approche du bout du cigare puis l'allume. Une fumée s'échappe alors tandis qu'elle effleure l'autre bout de ses lèvres entrouvertes. Avec automatisme, elle aspire, avale puis s'étouffe. Une sensation de brûlure remontant son œsophage la submerge tandis qu'elle racle sa gorge entre quelques toux. — Il semblerait que notre chère Sera n'apprécie pas sa découverte, raille l'un d'entre eux. Le foudroyant du regard, la dite Sera fait passer l'objet incandescent à la personne sur sa droite tandis qu'une main lui serre l'épaule dans un geste calme et la fait soupirer. Percy, ou l'amour de sa vie, selon son propre avis de jeune fille de quatorze ans. Le jeune homme a toujours fait partie de sa vie, ou c'est ce qu'elle essaie de se convaincre. Ses cheveux blonds paraissent toujours trop dorés à sa vision, ses yeux bleus trop purs, son être tout entier trop parfait. Et cela est sûrement la raison de ce désespéré amour qui fait palpiter son cœur innocent. Premier amour, accompagné de ces premières sensations électrisantes, ce sentiment si puissant qu'elle peut à peine respirer par moment. Il est son rocher en plein milieu de l'océan, son ancrage à la terre, son repère dans l'atmosphère étouffant de Keening. Il partage ses ambitions, ses peines, ses doutes. Ensemble, ils entreront chez les Ouroboros. Comme leurs pères avant eux, et leurs enfants après eux. Héritage qu'ils doivent perpétuer, devoir à accomplir. Deux gamins aux ambitions plus grandes que leur réalité, qui s'aiment et qui sont aimés en retour. Ils vivent d'adrénaline, de soirées interdites passées ensemble, de combats, de lecture, de discussions encore trop avancées sur leur temps. Il l'appelle Anytè, pour la poétesse grecque, féministe antique et sa préférée selon ses dires. Alors elle l'accepte, parce que c'est lui, parce que c'est son Percy. Percy l'immortel, qui sera toujours à ses côtés. Dans dix, vingt, quatre-vingt ans. Elle ne l'espère pas seulement, elle en est certaine. Il sera là toute sa vie, amant, ami ou amour. Les trois en même temps, ou même un seul, tant qu'il est là. Et si il y a bien une chose dont elle est certaine, de ses quatorze années vécues, c'est qu'on ne pourra pas le lui enlever. Jusqu'à ce qu'on le fasse.

— chapter III —
j a n u a r y  1971
La lune éclaire son faciès déterminé, les rayons argentés touchant délicatement ses cils et créant des ombres sous ses orbes foncés. Ses doigts ont des sursauts, son corps entier contracté sous l'adrénaline, la peur et l'appréhension. Son père, en tant qu'Âgon, et le bras droit de Morpheus l’escortent à travers les différents chemins menant aux berges. Ils forment trois silhouettes dans la nuit sombre, déambulant telles des ombres sans corps auxquels s'attacher. L'atmosphère s'assombrit un peu plus lorsqu'un brouillard s'installe devant l'astre, dissimulant un peu plus le groupe d'individus. Un soubresaut la surprend et un hoquet passe presque la barrière de ses lèvres. Seulement, Serafina reste déterminément stoïque. Elle se répète depuis des jours qu'elle est à la hauteur, que c'est ce dont elle a toujours rêvé, qu'elle était faite pour vivre ces instants, tel un leitmotiv. Mais l'appréhension ne la quitte pas. Et pour la première fois dans sa vie, elle a peur. D'échouer, de se retrouver reniée des siens, de ne pas être à la hauteur. En réalité, la poupée est terrorisée, mais elle ne sait pas l'exprimer, ne veut pas l'exprimer. Elle se doit de garder la tête hors de l'eau. Son père l'a fait, tous les membres des Ouroboros ont passé cette même épreuve et elle n'est pas moins bien qu'eux. Elle est Serafina Morrigan, son nom restera dans les mémoires. Un dernier soupir lui échappe et elle s'avance vers l'entrée de la crypte, les mains croisés dans son dos, dans cette position dans laquelle elle a trouvé son équilibre. Une main lui tend un gobelet et elle le récupère, sans une once d'hésitation. — Bois, lui assène-t-on. Et elle croit entendre son père mais un bourdonnement gronde contre ses tympans, sa vision flanche et ses doigts tremblent. Une main se pose sur la sienne et guide la coupe jusqu'à ses lippes qui se séparent assez pour que le liquide rencontre sa langue. La future Ouroboros prend une grande inspiration avant d'avaler le reste du liquide d'un seul mouvement, avant qu'on ne lui retire sa cape et qu'on ne la pousse dans l'antre glacé. Sa dernière sensation est une douleur sourde au creux de son crâne puis elle s'effondre.
Tout se mélange, réalité et illusions. Il lui semble entendre un cri qui lui paraît lointain. Le sien. Des visages se succèdent devant ses paupières closes. Celui de Dolores, de Clyde. De Percy. Des mots résonnent dans son esprit. Continue Serafina, frappe. Frappe avec toute ta force. Tu peux le faire, ma fille. Père. Je t'aime Sera. Percy. Des noms déchirent l'air glacial et vont rebondir contre les cavités silencieuses et anguleuses de la crypte. Ouroboros. Père. Combats. Soledad. Fierté. Mère. Douceur. Ouroboros. Sang. Percy. Percy, Percy. Percy. Mort.
A l'aube, plus rien. Seules quelques réminiscences qui viendront la hanter pour les décennies à venir. Ses ongles ensanglantés comme seule preuve de son passage dans la crypte. Ses boucles emmêlées rassemblées sous un capuchon de velours. Son corps entier pris de sueur froide qu'elle sent longer son échine. Mais son menton est levé bien haut, unique signe de sa fierté. De son accomplissement, l'accomplissement de son destin. Elle a surmonté ce pour quoi on l'a entraîné, ce pour quoi elle est née. Et alors qu'intérieurement tout est à réparer, que Serafina Morrigan n'est plus qu'une silhouette sans couleurs, sans sentiments, sans passions recroquevillée dans les tréfonds de son esprit ; à l'extérieur, Anytè est victorieuse. Alors elle pousse la Morrigan au fond de son âme. Et elle se bat.

— chapter IV —
d e c e m b e r 1983
Son pas est déterminé lorsque Serafina surgit d'un bâtiment non-identifié. L'air hivernal soulève ses boucles brunes et agresse ses joues, une violente sensation de froid envahissant son minois éclairci par l'absence de l'astre solaire. Un frisson la parcourt tandis qu'elle enroule son long manteau sombre un peu plus près de ses membres, frottant ses mains entre elles une fois cela effectué. Ses sourcils se froncent sous le désagréable sentiment d'être glacée. Une fois arrivée à l'extrémité de l'impasse, elle rabat un capuchon sur sa tête, dissimulant un peu plus son identité. Ici, elle n'est pas Serafina Morrigan, propriétaire reconnue de the Kelpies mais Anytè, audacieuse bras droit de Morpheus, et se doit de rester dans l'ombre. Sa rencontre avec Atlas s'est relativement bien déroulée, bien que succincte à cause des emplois du temps respectifs du chef-serpent et de son bras droit. Pour une fois rapporteuse de bonnes nouvelles, la jeune femme a expliqué avec patience et en détails les dernières informations sur les combats, tout en abordant l'incident qu'a eu l'un de leurs hysmines avec son véhicule. Cette semaine de décembre a été étonnamment calme, sans initiations à préparer ni conflits à régler. Et elle ne sait si elle préfère les jours comme ceux-ci, pendant lesquels son manque d'adrénaline se fait le plus ressentir, ou ceux qu'elle passe à échanger avec les autres membres, à régler des conflits ou les comptes de certains. Cela fait bien longtemps qu'elle n'a pas combattu un adversaire, depuis presque quatre ans. Date de son élévation au rang de bras droit de Morpheus. Immense paradoxe puisque ce nouveau statut fait sa fierté la plus totale, et pourtant les combats lui manquent. Ces sursauts d'adrénaline, son sang qui traverse à toute vitesse ses veines turquoises pour rallier les membres les plus éloignés de son palpitant. Ses poings cognant contre les faciès boursouflés de ses adversaires. Ses phalanges ensanglantées, la base de ses cheveux humides par la transpiration. Elle aimerait avoir tout cela à la fois. Être Anytè et combattre. Mais le temps lui manque, alors elle garde ses envies secrètes. Elle assume son rôle pleinement, avec puissance et fermeté. Elle se complaît dans cet exercice de force, celui de diriger ces dizaines de personnes, des hommes pour la plupart qui lui ont fait comprendre que là n'était pas sa place. Elle a persévéré avant et après avoir endossé la responsabilité que l'on lui a offerte, parce que c'est elle qu'Atlas a choisi, parmi des dizaines d'autres. Elle, Serafina. Et ce manque qu'elle ressent n'a plus sa place. Plus maintenant.